Le Monde - Serge Brammertz, un magistrat efficace et pressé, 2 Janvier 2008
Le procureur aspire désormais à des joies simples : cuisiner chez lui, sortir entre amis, faire un footing sans se soucier des snipers... Non pas que son nouveau poste, à la tête du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), soit sans danger.
Serge Brammertz a pour mission de traduire en justice Radovan Karadzic et Ratko Mladic, deux fugitifs serbes accusés de génocide. Les gardes du corps, il s'y est résigné, feront toujours partie de son quotidien. Mais comparée aux deux années qu'il vient de passer au Liban, la fonction exsude un parfum de normalité.Retranché, près de Beyrouth, dans un hôtel médiocre transformé en forteresse, Serge Brammertz a dirigé, de janvier 2006 à décembre 2007, la commission d'enquête internationale chargée d'élucider l'assassinat de l'ancien premier ministre, Rafic Hariri, et les attentats qui ont ensanglanté le pays depuis. Sur les bords de la Méditerranée, sous la protection tatillonne de centaines de militaires, le magistrat belge, âgé de 45 ans, a goûté à une forme de vie carcérale. Le paradoxe le fait sourire, lui qui s'est surnommé "le prisonnier de Monteverde", du nom de l'établissement où il a travaillé, mangé et dormi durant près de 700 jours.
Serge Brammertz n'ignorait pas qu'il serait un homme à abattre pour les tueurs qui terrorisent le Liban. Mais Kofi Annan l'avait convaincu de quitter un prestigieux poste de procureur adjoint à la Cour pénale internationale (CPI), dans la paisible ville de La Haye. "Je me suis dit que si moi, non marié, sans enfants, je refusais ce genre de job, qui le ferait ?" L'arrivée au Liban est un choc : les cohortes de journalistes, les convois blindés - le sien et les autres - censés faire diversion. Son prédécesseur, l'Allemand Detlev Mehlis, avait très publiquement mis en cause des responsables des services syriens et libanais. Mais Serge Brammertz constate que le dossier est maigre.Juriste méthodique et minutieux, Serge Brammertz procède à un changement de style radical. La presse et le Conseil de sécurité ne sauront plus rien de l'enquête, tant, dit-il, pour éviter de "donner un avantage à l'adversaire" que pour ne pas "créer un risque pour ceux qui coopèrent". Son objectif est de ficeler un dossier qui tienne devant un tribunal international, notamment en respectant la présomption d'innocence. "Les personnes qui sont visées ont aussi des droits."Le procureur, qui, à l'âge de 16 ans, voulait devenir policier, s'attache à établir les faits. Un an après l'attentat contre Rafic Hariri, une tente est jetée sur la scène du crime, qu'il décide de "repasser au peigne fin". En creusant 1 mètre sous le cratère de l'explosion, son équipe retrouve une boîte de vitesses et établit que la bombe n'avait pas été enterrée sous la chaussée, mais avait bien été placée dans un véhicule piégé. En "soulevant chaque pierre", il retrouve des fragments humains, des cheveux, des os, des dents, autant de "cartes de visite" qui lui permettent d'ébaucher un portrait du kamikaze.Perçu comme un technicien, respectueux de ses interlocuteurs, le procureur normalise les relations de la commission avec les autorités syriennes. "Il était important que la manière dont nous travaillions fût respectée par tout le monde." Cela lui permet d'enquêter en Syrie, où il s'entretiendra avec le président Bachar Al-Assad. Pour sa première visite dans l'ancienne puissance tutélaire, l'armée libanaise l'escorte jusqu'à la frontière dans un convoi tapageur d'une vingtaine de véhicules et deux hélicoptères. Le discret magistrat, adepte des voitures banalisées, est furieux, se souvient un collaborateur. L'enquête est complexe. Il faut lier les auteurs à la scène du crime, les commanditaires aux auteurs.Serge Brammertz se débat avec la bureaucratie onusienne pour recruter son équipe. Selon des proches, c'est un patron "accessible, consciencieux, travailleur, doué", qui retourne au bureau après dîner et y reste jusqu'à minuit. Mais il est aussi "exigeant, strict, sûr de lui" ou "jaloux de son pouvoir, plus flic que juge". Pour l'équipe qui vit à Monteverde, en quasi-résidence surveillée, les conditions sont difficiles. Certains craquent.Côté vie privée, c'est le désert. S'il dîne dans un restaurant, des tireurs d'élite sont postés sur les toits, des agents dans la cuisine et des soldats à l'entrée. On lui reproche de snober les mondanités libanaises, mais il pense que sa liberté est à ce prix. Il concède être devenu "un peu asocial", mais assure "qu'on s'habitue" et que personne ne l'a forcé. Les désagréments "sont largement compensés par le défi" et le sentiment d'être utile.Deux ans de ce régime usent un homme, et lorsque le bon soldat Brammertz demande à prendre la relève de Carla Del Ponte au TPIY, le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, et le Conseil de sécurité lui confient le poste. Au tribunal, une partie des personnels a fait campagne en faveur de l'adjoint de Mme Del Ponte, l'Américain David Tolbert. Ils soupçonnent le Belge d'être proche des grandes puissances qui pressent le coûteux tribunal de clore ses travaux.Si Serge Brammertz a conservé de nombreux amis rencontrés dans les postes qu'il a occupés, il a aussi ses détracteurs, au rang desquels figure son ancien patron, le procureur de la CPI, Louis Moreno-Ocampo. Les deux hommes se sont livré une lutte fratricide dont aucun n'est sorti grandi.Dans le petit monde de la justice internationale, Serge Brammertz jouit du respect de ses pairs, mais on lui reproche parfois d'être mû par une ambition dévorante qui le fait grimper un peu vite de poste en poste, sans toujours finir ce qu'il a commencé. Certains voient en lui un "technocrate de la justice", efficace et compétent. Pas plus. Lui revendique cette approche modeste du métier. Né d'un père menuisier et d'une mère au foyer, dans une famille nombreuse d'Eupen, dans la Belgique germanophone, il ne se pose pas en justicier et ne se drape pas dans son indépendance. "Il ne faut jamais s'identifier personnellement à une enquête."Serge Brammertz a-t-il quitté le Liban avec le sentiment d'avoir élucidé le crime ? "Ce n'est pas si simple, c'est comme un puzzle avec beaucoup de pièces, et j'ai un avis sur certaines pièces", nuance-t-il. Il assure toutefois être plus optimiste, car "certaines pistes, si elles se confirment, peuvent faire avancer considérablement l'enquête". Le procureur n'a certes pas mené cette mission à son terme. Mais y avoir survécu est déjà une victoire.
Le procureur aspire désormais à des joies simples : cuisiner chez lui, sortir entre amis, faire un footing sans se soucier des snipers... Non pas que son nouveau poste, à la tête du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), soit sans danger.
Serge Brammertz a pour mission de traduire en justice Radovan Karadzic et Ratko Mladic, deux fugitifs serbes accusés de génocide. Les gardes du corps, il s'y est résigné, feront toujours partie de son quotidien. Mais comparée aux deux années qu'il vient de passer au Liban, la fonction exsude un parfum de normalité.Retranché, près de Beyrouth, dans un hôtel médiocre transformé en forteresse, Serge Brammertz a dirigé, de janvier 2006 à décembre 2007, la commission d'enquête internationale chargée d'élucider l'assassinat de l'ancien premier ministre, Rafic Hariri, et les attentats qui ont ensanglanté le pays depuis. Sur les bords de la Méditerranée, sous la protection tatillonne de centaines de militaires, le magistrat belge, âgé de 45 ans, a goûté à une forme de vie carcérale. Le paradoxe le fait sourire, lui qui s'est surnommé "le prisonnier de Monteverde", du nom de l'établissement où il a travaillé, mangé et dormi durant près de 700 jours.
Serge Brammertz n'ignorait pas qu'il serait un homme à abattre pour les tueurs qui terrorisent le Liban. Mais Kofi Annan l'avait convaincu de quitter un prestigieux poste de procureur adjoint à la Cour pénale internationale (CPI), dans la paisible ville de La Haye. "Je me suis dit que si moi, non marié, sans enfants, je refusais ce genre de job, qui le ferait ?" L'arrivée au Liban est un choc : les cohortes de journalistes, les convois blindés - le sien et les autres - censés faire diversion. Son prédécesseur, l'Allemand Detlev Mehlis, avait très publiquement mis en cause des responsables des services syriens et libanais. Mais Serge Brammertz constate que le dossier est maigre.Juriste méthodique et minutieux, Serge Brammertz procède à un changement de style radical. La presse et le Conseil de sécurité ne sauront plus rien de l'enquête, tant, dit-il, pour éviter de "donner un avantage à l'adversaire" que pour ne pas "créer un risque pour ceux qui coopèrent". Son objectif est de ficeler un dossier qui tienne devant un tribunal international, notamment en respectant la présomption d'innocence. "Les personnes qui sont visées ont aussi des droits."Le procureur, qui, à l'âge de 16 ans, voulait devenir policier, s'attache à établir les faits. Un an après l'attentat contre Rafic Hariri, une tente est jetée sur la scène du crime, qu'il décide de "repasser au peigne fin". En creusant 1 mètre sous le cratère de l'explosion, son équipe retrouve une boîte de vitesses et établit que la bombe n'avait pas été enterrée sous la chaussée, mais avait bien été placée dans un véhicule piégé. En "soulevant chaque pierre", il retrouve des fragments humains, des cheveux, des os, des dents, autant de "cartes de visite" qui lui permettent d'ébaucher un portrait du kamikaze.Perçu comme un technicien, respectueux de ses interlocuteurs, le procureur normalise les relations de la commission avec les autorités syriennes. "Il était important que la manière dont nous travaillions fût respectée par tout le monde." Cela lui permet d'enquêter en Syrie, où il s'entretiendra avec le président Bachar Al-Assad. Pour sa première visite dans l'ancienne puissance tutélaire, l'armée libanaise l'escorte jusqu'à la frontière dans un convoi tapageur d'une vingtaine de véhicules et deux hélicoptères. Le discret magistrat, adepte des voitures banalisées, est furieux, se souvient un collaborateur. L'enquête est complexe. Il faut lier les auteurs à la scène du crime, les commanditaires aux auteurs.Serge Brammertz se débat avec la bureaucratie onusienne pour recruter son équipe. Selon des proches, c'est un patron "accessible, consciencieux, travailleur, doué", qui retourne au bureau après dîner et y reste jusqu'à minuit. Mais il est aussi "exigeant, strict, sûr de lui" ou "jaloux de son pouvoir, plus flic que juge". Pour l'équipe qui vit à Monteverde, en quasi-résidence surveillée, les conditions sont difficiles. Certains craquent.Côté vie privée, c'est le désert. S'il dîne dans un restaurant, des tireurs d'élite sont postés sur les toits, des agents dans la cuisine et des soldats à l'entrée. On lui reproche de snober les mondanités libanaises, mais il pense que sa liberté est à ce prix. Il concède être devenu "un peu asocial", mais assure "qu'on s'habitue" et que personne ne l'a forcé. Les désagréments "sont largement compensés par le défi" et le sentiment d'être utile.Deux ans de ce régime usent un homme, et lorsque le bon soldat Brammertz demande à prendre la relève de Carla Del Ponte au TPIY, le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, et le Conseil de sécurité lui confient le poste. Au tribunal, une partie des personnels a fait campagne en faveur de l'adjoint de Mme Del Ponte, l'Américain David Tolbert. Ils soupçonnent le Belge d'être proche des grandes puissances qui pressent le coûteux tribunal de clore ses travaux.Si Serge Brammertz a conservé de nombreux amis rencontrés dans les postes qu'il a occupés, il a aussi ses détracteurs, au rang desquels figure son ancien patron, le procureur de la CPI, Louis Moreno-Ocampo. Les deux hommes se sont livré une lutte fratricide dont aucun n'est sorti grandi.Dans le petit monde de la justice internationale, Serge Brammertz jouit du respect de ses pairs, mais on lui reproche parfois d'être mû par une ambition dévorante qui le fait grimper un peu vite de poste en poste, sans toujours finir ce qu'il a commencé. Certains voient en lui un "technocrate de la justice", efficace et compétent. Pas plus. Lui revendique cette approche modeste du métier. Né d'un père menuisier et d'une mère au foyer, dans une famille nombreuse d'Eupen, dans la Belgique germanophone, il ne se pose pas en justicier et ne se drape pas dans son indépendance. "Il ne faut jamais s'identifier personnellement à une enquête."Serge Brammertz a-t-il quitté le Liban avec le sentiment d'avoir élucidé le crime ? "Ce n'est pas si simple, c'est comme un puzzle avec beaucoup de pièces, et j'ai un avis sur certaines pièces", nuance-t-il. Il assure toutefois être plus optimiste, car "certaines pistes, si elles se confirment, peuvent faire avancer considérablement l'enquête". Le procureur n'a certes pas mené cette mission à son terme. Mais y avoir survécu est déjà une victoire.
No comments:
Post a Comment